Paris Match - Audrey Levy - 23 avril 2018
En suisse, La loi l’autorise depuis 2011. Mais dans une version avec moins de 1 % de THC, la molécule « qui fait planer ». Un marché en plein boom.

plantation de 2 hectares de cannabis à Nieerumen,dans le canton de Glaris.
Dans un préfabriqué collé au poste de police, à Bischofszell, Mike Toniolo, 35 ans, s’adonne à une nouvelle spécialité suisse. Sous des lampes chauffantes, il fait pousser du cannabis. Mais d’une espèce légale, autorisée par la loi fédérale depuis 2011, parce qu’elle n’excède pas 1 % de tétrahydrocannabinol ou THC, « la molécule qui défonce ». Quel est l’intérêt d’une herbe sans THC ? Le CBD ou cannabidiol, un autre principe actif du cannabis, découvert en 1963 par le chimiste israélien Raphaël Mechoulam. On lui prête des vertus anxiolytiques, antipsychotiques, hypnotiques, anti-inflammatoires et même anticancéreuses… L’art de détendre, mais sans faire planer ! « Voici une variété qui en contient 23 %. Un record ! » s’extasie Mike, un ancien botaniste qui a créé Medropharm.
Roland, le chef jardinier, nous accueille, pendant que Stéphane scrute les moindres changements de température et d’humidité. « En trois ans, la start-up est devenue une grosse société », crâne le patron. La récolte est conservée à Kradolf, dans un bâtiment en béton armé, hautement sécurisé. C’est là que, dans des salles surchauffées, poussent des plantes géantes, aux grappes aussi fournies que scintillantes. La Suisse est si accro que « ses ventes, en un an, ont été multipliées par dix ». Des dealers sont devenus des commerçants respectables. Magasins spécialisés, bureaux de tabac, K Kiosk (où il s’en vendrait 5 000 paquets de 1,5 gramme chaque semaine au prix de 19,90 francs suisses), on trouve le « cannabis light » jusque dans les rayons des supermarchés et de certaines pharmacies.
Pour comprendre l’engouement, il faut se rendre à Zurich, chez Bio Top, temple du CBD, qui en distribue même dans des vins AOC. A 17 heures, le carillon de la porte ne cesse de résonner. Un quadra en panique veut un filtre à charbon pour sa « growing room » ; un vieillard emmitouflé fait le plein de CPure — « notre best-seller ! » précise la vendeuse. Les clients se succèdent. Aussi bien des hommes d’affaires stressés que des mères de famille confrontées à leurs enfants hyperactifs. La CPure est le premier spécimen qui a débarqué en Suisse, en août 2016, commercialisé par la société BioCan, devenue entre-temps un poids lourd : 25 tonnes de chanvre en 2017, 50 employés, 20 % du marché, 70 hectares de culture en plein air, 50 000 mètres carrés de serres du côté de Schaffhausen. Et 2 000 mètres carrés « indoor », dans la zone industrielle de Bassersdorf, près de l’aéroport.
(...)
Une crème "révolutionnaire" capable de soulager les douleurs articulaires
Pour tirer son épingle du jeu, la société Kannaswiss mise sur de nouvelles variétés, contenant moins de 0,2 % de THC. « Avec ces faibles taux, on vise les pays européens comme la France », confie le responsable de la stratégie, Boris Blatnik. Vingt tonnes de fleurs, sur 20 hectares en plein air, sont produites en Espagne. « Nous commercialisons également 60 000 clones par mois et fabriquons du haschich. L’huile représente 60 % de notre activité. » Une méthode d’extraction permet de réduire son taux, voire de le supprimer. Ivan Enderli, le fondateur, ne jure que par la crème « révolutionnaire » qui soulagera les douleurs articulaires. « Appliquée sur la peau, elle pénètre dans le sang, sans ingestion. » Tous croient au potentiel thérapeutique du cannabis et rêvent de diffuser leurs produits sous forme de médicaments, comme l’autorise déjà leur voisin allemand.
Atteinte de la maladie de Crohn, ses crampes disparaissent sous l'action du CBD
Medropharm a investi le créneau et mène des essais cliniques au Brésil ou en Nouvelle-Zélande. Ses filiales dédiées au CBD médical sont implantées en Allemagne, en Australie et en Uruguay. Les produits suisses remportent déjà un franc succès au Canada, aux Etats-Unis, en Uruguay et en Argentine. Au point que « la branche représente désormais 80 % de notre chiffre d’affaires », selon Mike. Mais nul n’est prophète en son pays. En Suisse, le CBD n’est pas autorisé en tant que médicament. Les malades se l’arrachent donc sur le Net. Atteint d’Alzheimer, Hans, 72 ans, couché dans un lit à barreaux du centre de soins de Letzipark, à Zurich, semble apaisé. Il y a quelques mois, il ne dormait que vingt minutes d’affilée, poussait des hurlements. Sa femme s’est procuré le flacon de teinture magique, à 0,2 % de THC et 5,25 % de CBD. « Vingt-cinq gouttes le soir. Et il s’exprime clairement, peut s’habiller et même aller se promener. » Zehira Balic, 37 ans, atteinte de la maladie de Crohn, se plaignait de douleurs atroces malgré une dizaine d’opérations. Alors elle prend une solution à base de 15 % de CBD ; 1 gramme, pas plus, en suppositoire. « Au bout de quelques jours, les crampes avaient disparu. Je pouvais boire, manger. » Son médecin ne comprenait pas. Avec un dosage à 30 %, elle a retrouvé le sommeil. Et un travail. Mais impossible de réduire la potion sinon « les douleurs reviennent ».
Pour les effets indésirables, on manque encore de recul
(...) « Derrière les prétendus effets dont regorge le Net, il y a des intérêts commerciaux liés à un nouveau marché du bien-être, “suisse, bio et sans danger”. Or, peu d’études scientifiques prouvent l’efficacité du CBD », met en garde Barbara Broers, responsable de l’unité des dépendances aux Hôpitaux universitaires de Genève. Certaines ont pourtant révélé des effets sur la sclérose en plaques et des formes sévères d’épilepsie chez les enfants. D’autres suggèrent des bénéfices dans certains cancers et maladies immunitaires. Mais le médecin rappelle les dangers de toute consommation par combustion, des interactions médicamenteuses à haute dose et des effets toxiques sur les fonctions rénales et hépatiques. « Pour les effets indésirables, on manque encore de recul. »
(...)
« En matière de santé publique, on sait ce que les fumeurs coûtent à l’Etat », fustige le député LREM Eric Poulliat. Coauteur du récent rapport parlementaire sur l’usage des stupéfiants, il s’oppose au business récréatif et aux « pressions mercantiles », mais est moins sévère pour l’usage thérapeutique, « à condition qu’on dispose de plus de résultats scientifiques ».
(...)
Article intégral